La pensée complexe utile pour apprivoiser le paradigme VUCA

« Il faut changer de paradigme ! » Une assertion largement répandue au sein des entreprises. Une assertion devenue assez commune mais souvent sans trop savoir réellement pourquoi, et surtout comment faire. De quoi s’agit-il alors ?

Michel Maffesoli, Professeur à la Sorbonne, rappelait déjà en 2008 : « la modernité, c’est l’unité, l’unification. Un autre cycle commence, celui de la #postmodernité, basé sur la fragmentation, l’hétérogénéité, la multiplicité des appartenances. ». De nos jours, une autre expression domine pour qualifier l’environnement dans lequel les décideurs et les organisations qu’ils dirigent doivent manœuvrer : le monde #VUCA (Volatility Uncertainty Complexity Ambiguity). Il s’agit d’un environnement de la complexité qui existait déjà avant mais qui s’est accrue avec la multiplication des acteurs et des interactions via la mondialisation. Un environnement où s’impose les exigences de la transition écologique après une longue prise de conscience des limites des ressources planétaires et des perturbations climatiques en cours. Un environnement dont l’instabilité s’est développée avec l’accélération de la vitesse des échanges de marchandises, de capitaux et d’informations.

Aujourd’hui, les entreprises doivent se battre dans un monde ultra connecté, ultra contraint, très incertain. Beaucoup doutent et semblent ne plus savoir faire face avec les méthodes de management habituelles. Pourtant, la résilience est possible dans cet univers. Mais le changement de paradigme passe avant tout par la capacité à comprendre et à s’approprier la pensée complexe !

Des dirigeants insuffisamment préparés, des conséquences lourdes pour les entreprises

Seulement voilà, aujourd’hui encore les managers sont pas ou trop peu préparés pour appréhender les systèmes #complexes. Devant prendre des décisions rapidement sur la base de données de moins en moins maîtrisées, ils préfèrent se focaliser sur un nombre réduit de variables et décider en fonction d’hypothèses basées sur des relations simples entre causes et effets.

Pourtant, ignorer la complexité peut générer des conséquences graves et un coût important. Le manager adopte d’autant plus facilement cette attitude que ce coût est souvent caché, décalé dans le temps, et pas toujours supporté par lui-même. Par exemple, dans le cadre classique d’un plan de restructuration d’une entreprise, le dirigeant peut être amené à établir une relation simple et directe entre la réduction des effectifs et l’amélioration de la rentabilité de l’activité. Si la société est cotée, l’annonce de la restructuration est en général immédiatement saluée en bourse et le décideur félicité par les actionnaires. Quelques temps plus tard cependant, les conséquences de cette décision, parfois inattendues, se manifestent. Les ouvriers occupent l’usine et bloquent les livraisons, le plan de départs « volontaires » est saisi plutôt par les salariés les plus compétents que l’entreprise souhaiterait garder, la baisse des activités met en difficulté les fournisseurs et provoque des ruptures dans la chaîne d’approvisionnement, etc… Ainsi les coûts indirects de la non prise en compte de la complexité apparaissent plus tard et, souvent même, quand le décideur a déjà changé de responsabilités.

En fait, s’il est impossible de prendre systématiquement la décision parfaite qui concilie tous les paramètres, à court terme et à long terme, le dirigeant devrait toujours veiller à prendre en compte au maximum la complexité des situations pour faire gagner l’entreprise dans la durée. Edgar Morin, philosophe et sociologue français de la pensée complexe, rappelle, en parlant de l’écologie de l’action, que « les résultats [de l’action] n’obéissent pas à la volonté des acteurs. Une action entre dans un milieu historique, naturel, social, et y rencontre des obstacles, des rétroactions ». Il est impossible de prévoir parfaitement toutes les conséquences d’une décision mise en action. C’est pourquoi, le manager qui sait appréhender la complexité, arbitre en ayant la pleine conscience des impasses qu’il a fallu faire dans un processus de décision. Il est ainsi mieux armé pour faire face aux conséquences incertaines de ses décisions, pour composer avec les forces qui pourraient contrarier leur mise en œuvre et pour trouver des compromis chemin faisant.

Penseur et acteur modeste, le profil du manager ad hoc dans un monde incertain

Du coup, à quoi bon pourrait ressembler le portrait d’un manager apte à appréhender la pensée complexe ? Pour commencer, la citation d’Henri Bergson, philosophe vitaliste, vient à point nommé : « il faut agir en homme de pensée et penser en homme d’action ». En effet, le manager ad hoc est tout d’abord, penseur. Il ne se précipite pas, quelle que soit l’urgence. Il prend toujours la peine de se doter d’une représentation systémique du problème avant de décider. Ensuite, bien que penseur, il n’en est pas moins volontariste. En effet, sans volontarisme, le décideur se contente de contempler la complexité et se trouve dans l’incapacité de prendre des décisions. Être volontaire ne veut pas « je suis le chef donc je décide », mais plutôt « je comprends la complexité de la situation et j’assume la responsabilité d’un choix sans doute imparfait » . Toute décision, dans un milieu incertain, est un pari, souligne Edgar Morin.

Le profil qui apparaît alors en filigrane est plutôt celui d’un individu modeste, non imbu de la puissance que peut lui procurer ses pouvoirs. Il sait qu’il joue un rôle clé mais qu’il n’est qu’une force parmi d’autres dans la dynamique du système dont il a formellement la charge. Penseur, volontariste et modeste, le manager doit faire sienne cette maxime « Attends toi à l’inattendu », pour se guérir de son addiction aux certitudes. Le manager qui adopte la pensée complexe sait que la perfection n’est pas de ce monde, que le choix des extrêmes est souvent néfaste et que le bien commun réside toujours dans la recherche d’équilibre entre les contraires.

Agissons pour développer de nouveaux réflexes et ainsi apprivoiser sereinement la complexité

Aujourd’hui, diriger avec la complexité est un impératif éthique et pragmatique. C’est un impératif éthique parce que les décisions prises affectent les vies d’acteurs multiples, souvent au-delà de ceux auxquels le dirigeant avait pensé. Ignorer les conséquences de ces décisions sur les parties prenantes, surtout les plus silencieuses, peut être un acte de violence. La prise en compte de la complexité est également un impératif pragmatique puisqu’elle améliore l’efficacité des décisions grâce à une meilleure préparation aux conséquences possibles des actions qui s’en suivent. Ce n’est pas si difficile à faire, mais plus d’un siècle de taylorisme et de management pyramidal ont ancré quelques dogmes qui nous empêchent bien souvent de voir autrement. Apprenons les approches collaboratives à nos enfants, préparons les managers à adopter la logique du ET (versus la logique du OU), et vous verrez, tout sera plus simple, même dans le monde VUCA…

 « La stratégie, comme la connaissance, demeure une navigation dans un océan d’incertitudes à travers des archipels de certitudes. Le désir de liquider l’Incertitude peut alors nous apparaître comme la maladie propre à nos esprits, et tout acheminement vers la grande Certitude ne pourrait être qu’une grossesse nerveuse. La pensée doit donc s’armer et s’aguerrir pour affronter l’incertitude» – Edgar Morin.

Stéphane LESCURE, Associé MELIAE CONSULTING

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